La médina de Marrakech a été inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco en 1985. Ville ancienne de près de six cents hectares enserrée dans ses remparts de terre depuis le XIIe siècle, elle avait été jusque-là préservée des grands bouleversements du XXe siècle qui ont irrémédiablement affecté la plupart des villes du monde arabe. Et les experts ne s’étaient pas trompés en insistant sur quatre des six critères que prévoit la Convention de l’Unesco. Elle est ainsi reconnue comme « une réalisation artistique unique » (critère 1), « qui a exercé une influence considérable dans une aire culturelle déterminée sur le développement de l’architecture, des arts monumentaux et de l’organisation de l’espace » (critère II), qui « offre un exemple éminent d’un type de construction et d’architecture » (critère III), « d’un habitat humain traditionnel représentatif d’une culture, et devenu vulnérable sous l’effet de mutations irréversibles » (critère IV). Des photos aériennes, publiées en 1981, l’attestent. Les maisons de la médina avaient alors pour la plupart, et presque miraculeusement, gardé leurs structures originales : des pièces entourant un patio planté (riad) sur un ou deux niveaux, des terrasses pour la plupart inaccessibles, parfois fraîchement badigeonnées de chaux pour en assurer l’étanchéité. La médina est alors encore cet ensemble homogène de constructions de terre, collées les unes aux autres, avec leurs façades aveugles et leurs portes anonymes, entourant le labyrinthe grouillant et coloré des souks.
Trente ans plus tard, les choses ont bien changé ! L’attrait touristique pour ces maisons silencieuses et introverties, construites autour de jardins et de fontaines, a profondément transformé la ville. Si certains n’y voient que les côtés positifs, la revalorisation des quartiers anciens, la propreté, la sécurité et l’entretien des réseaux, et surtout la réhabilitation de milliers de maisons menacées par la ruine, d’autres regrettent à juste titre le manque d’encadrement de ces mutations. Une perte irréversible au niveau patrimonial, la surélévation quasi systématique des constructions, l’usage immodéré des toitures terrasses, la perte d’authenticité.
Architecte belge, habitant et travaillant dans la médina de Marrakech depuis 1986, mon histoire professionnelle lui a été longtemps dédiée : j’ai été l’un des acteurs de sa transformation. En 1993, après de nombreuses campagnes de relevés de maisons anciennes et plusieurs tentatives infructueuses pour sauver de la destruction certaines d’entre elles, avec l’aide de l’Unesco et du ministère de la Culture du Maroc, j’ai franchi le pas d’une implication personnelle de sauvegarde. J’ai acheté dans le quartier central d’Azbest, une maison menacée, Dar el Qadi, l’ancienne maison du juge astronome de Marrakech. Avec sa tour qui domine les propriétés voisines, ses galeries d’arcades aux arcs outrepassés, son hammam traditionnel et son salon d’apparat, ce petit palais morcelé et squatté, menaçait de tomber en ruines. Les travaux de restauration, au plus proche des traditions constructives et des matériaux traditionnels, m’ont permis de rencontrer des maçons et des artisans exceptionnels. Restituée dans ses espaces d’origine, aménagée avec tout le confort moderne, puis louée en exclusivité à des familles ou pour des ateliers, la maison fut rapidement publiée dans des revues tous publics. Le succès fut immédiat. Les candidats acheteurs affluèrent. L’aventure « Marrakech-Médina » (SARL) commençait. La société, créée avec un ami marocain et qui emploiera jusqu’à deux cents personnes, sera pendant presque quinze ans au centre d’un mouvement de mode qui verra la transformation en maisons d’hôtes ou en résidences secondaires de nombreuses demeures anciennes. Entre 1998 et 2008. la mode des riads de Marrakech bat son plein. Sur les vingt-huit mille habitations intramuros, près de deux mille ont été rénovées. Il y a aujourd’hui environ huit cents maisons d’hôtes classées dans la médina.
Cette belle dynamique de réinvestissement des quartiers anciens provoqua la jalousie d’autres villes qui cherchent encore désespérément les ressorts de leur propre revitalisation. Tout n’est pourtant pas idéal à Marrakech. On peut dire que la revalorisation de la médina s’est faite au détriment de son authenticité. Que reste-t-il aujourd’hui de son architecture ? Un tiers, un quart des maisons ont peut-être encore gardé leurs murs de terre. La Ville rouge est aujourd’hui souvent un décor de béton peint. Depuis 2004, après le tremblement de terre d’Al Hoceima, le Maroc a pris des mesures pour imposer partout la construction en béton armé. Toute autorisation de travaux dans des maisons de la médina est désormais conditionnée à un contrat d’ingénieur pour remplacer la structure de murs porteurs en un système “poteaux-poutres-dalles” en béton.
Chaque maison rénovée doit être entièrement reconstruite, au détriment des maisons voisines. Les murs autrefois mitoyens, découpés suivant les pointillés du cadastre, perdent de leur résistance. La plupart des maisons traditionnelles sont ainsi condamnées à s’effondrer, à être démolies et reconstruites. La restauration à l’aide des techniques anciennes de « Marrakech Médina » est devenue “illégale”. Après une vingtaine d’années de combats et plus d’une centaine de réhabilitations à son actif, la société est aujourd’hui dissoute.
En 2005-2007, le projet européen « RehabiMed », auquel j’ai eu la chance de participer, permit pourtant de montrer qu’il est toujours possible de réhabiliter des maisons sans les détruire, et ce, même dans des conditions particulièrement difficiles. Les quatre maisons sur lesquelles nous sommes intervenus dans le cadre du projet marocain « Patrimoine et action sociale » montrent du doigt la face cachée de la sauvegarde de la médina : une paupérisation extrême y côtoie des rénovations luxueuses. Ces quatre maisons, bien que surpeuplées, ont été rénovées, pièce après pièce, en amenant un minimum de confort à des familles qui n’ont été ni délogées, ni relogées, et qui continuent à se partager les espaces. Je ne remercierai jamais assez mon ami Faissal Cherradi, alors architecte responsable des monuments historiques de Marrakech, de m’avoir permis de clôturer de belle façon mes actions de terrain pour la sauvegarde de l’architecture privée dans la médina de Marrakech.
Pour en savoir plus :
Médinas immuables ? Gentritication et changement dans les villes historiques marocaines, sous la direction d’Elsa Colsado, Justin McGuinness et Catherine Miller, CJB, Rabat, 2013.
RehabiMed, Opération Pilote: Réhabilitation et action sociale à Marrakech, Maroc, éd. CMEM. L’Amélioration du cadre de vie traditionnel, 2008. www.rehabimed.net
La Médina de Marrakech, Quentin Wilbaux, L’Harmattan, Paris, 2001.
Quentin WILBAUX
Architecte